La réforme du droit des obligations : la théorie de l'imprévision et le contrat de franchise
par Manon De Neubourg
13-01-2022

La réforme du droit des obligations : la théorie de l'imprévision et le contrat de franchise

L’imprévision se définit comme : « le déséquilibre des prestations réciproques qui vient à se produire, dans les contrats à prestations successives ou différées, par l’effet d’événements ultérieurs à la formation du contrat, indépendants de la volonté des parties, et se révélant tellement extraordinaires, tellement anormaux, qu’il n’était guère possible de raisonnablement les prévoir »[1].

La théorie de l’imprévision autorise la révision du contrat en cas de survenance de circonstances nouvelles, postérieurement à la conclusion du contrat, non imputables à la partie qui s'en prévaut, et lorsque ces circonstances ont eu pour effet de bouleverser l'économie contractuelle[2].

L’imprévision concerne donc des évènements qui affectent l’économie du contrat sans rendre l’exécution du contrat totalement impossible.

Alors que d’autres pays ont déjà intégré cette théorie dans leur ordre juridique (dont notre voisin français) [3], aucune disposition légale, en droit belge, n’admet cette théorie.

La théorie de l’imprévision est ainsi rejetée pour défaut de fondement légal autonome. Dans un arrêt du 14 avril 1994, la Cour de cassation a, en effet, considéré que l'exécution de bonne foi d'un contrat ne permet pas de demander sa modification en cas de circonstances nouvelles et non prévues par les parties[4].

La réforme du droit des obligations avance à grand pas et une nouvelle proposition de loi[5] portant le Livre 5 du Code civil a été déposée à la Chambre en février 2021.

Le Livre 5 (l’article 5.74 du nouveau code civil sur le « changement de circonstances ») vient bousculer les choses en la matière[6].

Ainsi, l’avant-projet de loi consacre la théorie de l’imprévision en autorisant désormais l’annulation et la résolution du contrat et confie au juge de nouveaux pouvoirs lui permettant de corriger des situations de déséquilibre contractuel. Une partie peut ainsi demander à son cocontractant de renégocier le contrat en vue de l'adapter ou d'y mettre fin si les conditions cumulatives suivantes sont réunies :

    Un changement de circonstances rend excessivement onéreuse l'exécution du contrat de sorte qu'on ne puisse raisonnablement l’exiger ;
    Ce changement était imprévisible lors de la conclusion du contrat ;
    Ce changement n'est pas imputable au débiteur
     Le débiteur n'a pas assumé ce risque ;
     La loi ou le contrat n'exclut pas cette possibilité.

La situation de l’imprévision doit être distinguée de celle de la force majeure visée aux articles 1147 et 1148 de l’ancien Code civil. Dans ces deux hypothèses, un évènement imprévisible, irrésistible et indépendant de la volonté des parties survient. La différence tient dans le fait qu’en cas de force majeure, le débiteur se trouve dans l’incapacité de remplir ses obligations en raison de la survenance d’un évènement et ne sera donc pas redevable de dommages et intérêts à l’autre partie contractante. Tandis qu’en cas d’imprévision, l’exécution du contrat ne devient pas impossible mais se révèle plus difficile ou onéreuse à cause de la survenance d’un évènement qui altère les prestations ou provoque un déséquilibre de l’économie générale du contrat.

Cette théorie permet dès lors à une partie d’être exonérée de ses obligations lors de la survenance de telles circonstances qu’elle ne pouvait pas prévoir et qui ne lui sont pas imputables.

La pandémie a démontré la nécessité d’adapter nos normes juridiques. La doctrine relève en effet que cette théorie est « particulièrement séduisante puisque la pandémie pourrait s’apparenter à ces circonstances[7] ». Néanmoins, la jurisprudence belge n’a pas décidé de la retenir[8], soit à défaut d’une pleine consécration en droit interne[9] soit car sa nature est controversée[10].

Avec la réforme du droit des obligations, tout contrat, en ce compris le contrat de franchise, entre dans le champ d'application du projet de loi et les clauses seront donc susceptibles d'être renégociées en vue d’être adaptées lorsque des circonstances imprévues bouleversent l’équilibre contractuel.

Par conséquent, la consécration de la théorie de l’imprévision dans l’ordre juridique belge aura certainement un impact en matière de contrat de franchise, qui est généralement un contrat de longue durée dans lequel des circonstances imprévues et bouleversant l’économie générale peuvent survenir en cours d’exécution. Cette théorie permettra dès lors de le renégocier en vue de l’adapter.

Certains auteurs se réjouissent de la reconnaissance expresse de cette théorie, en particulier dans le contexte actuel de la pandémie[11].

Toutefois, nous espérons qu’elle ne laissera pas la porte ouverte aux abus en ce qu’elle pourrait être invoquée afin de résilier une convention dès que ses conditions d'exécution deviennent trop contraignantes.

La doctrine relève que le projet de loi fera probablement l’objet de nombreuses discussions lors de son application éventuelle par nos juridictions. Ainsi, les termes tels que « excessivement », « raisonnablement convenu » ou « imprévisible » seront incontestablement sujets à controverses et à interprétation. Dans le contexte actuel, on a pu observer que cela a notamment été le cas dans le cadre du contrat de bail commercial dans lequel de nombreuses difficultés étaient liées à l’interprétation de « circonstances nouvelles »[12]. L’application de cette théorie dans le cadre du contrat de franchise n’échappera sûrement pas à de telles difficultés.


[1] H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 3e éd., t. II, Bruxelles, Bruylant, 1964, p. 560.

[2]P. Wéry, Les obligations, La théorie générale du contrat, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 644.

[3] Voy. Article 1195 du Code civil, introduit par l'article 2 de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, J.O.R.F., 11 février 2016.

[4] Cour de Cassation, 14 avril 1994, Bull. et Pas., I, p. 365.

[5] Doc. parl., Ch. repr., 2019-2020, Doc. 0174/001 du 16 juillet 2019.

[6] Art. 5.74. du nouveau Code civil :  « Changement de circonstances

Chaque partie doit exécuter ses obligations quand bien même l’exécution en serait devenue plus onéreuse, soit que le coût de l’exécution ait augmenté, soit que la valeur de la contre-prestation ait diminué.

Toutefois, le débiteur peut demander au créancier de renégocier le contrat en vue de l’adapter ou d’y mettre fin lorsque les conditions suivantes sont réunies :

1° un changement de circonstances rend excessivement onéreuse l’exécution du contrat de sorte qu’on ne puisse raisonnablement l’exiger ;

2° ce changement était imprévisible lors de la conclusion du contrat ;

3° ce changement n’est pas imputable au débiteur ;

4° le débiteur n’a pas assumé ce risque ;

et 5° la loi ou le contrat n’exclut pas cette possibilité.

Les parties continuent à exécuter leurs obligations pendant la durée des renégociations. En cas de refus ou d’échec des renégociations dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande de l’une ou l’autre des parties, adapter le contrat afin de le mettre en conformité avec ce que les parties auraient raisonnablement convenu au moment de la conclusion du contrat si elles avaient tenu compte du changement de circonstances, ou mettre fin au contrat en tout en partie à une date qui ne peut être antérieure au changement de circonstances et selon des modalités fixées par le juge.

L’action est formée et instruite selon les formes du référé ».

[7] N.Bernard,« Dernières tendances jurisprudentielles en matière de bail commercial et de Covid-19 », J.L.M.B., 2021/1, p. 39-53.

[8] Ibidemn, citant J.P. Woluwe-Saint-Pierre, 2 juillet 2020, Juridische panoplie bij pandemie ?, ? Eerste rechtspraak m.b.t. Covid-19 becommentarieerd/Panoplie juridique face à une pandémie ? Les premières décisions commentées en matière de Covid-19, Bruxelles, la Charte (n° 30 des « Dossiers du Journal des juges de paix et de police »), 2020, p. 39.

[9] N. Bernard, « Dernières tendances jurisprudentielles en matière de bail commercial et de Covid-19 », J.L.M.B., 2021/1, p. 39-53. ; J.P. Bruxelles, 19 novembre 2020, cette revue, p. 35. Voy. aussi J.P. Gand, 6 juillet 2020, Juridische panoplie bij pandemie ?, op. cit., pp. 44 et 45, ainsi que J.P. Woluwe-Saint-Pierre, 4 septembre 2020, Juridische panoplie bij pandemie ?, op. cit., p. 5.

[10] J.P. Huy, 19 octobre 2020, cette revue, p. 27.

[11] E. Dirix et P. Wery, « Le nouveau Code civil : un état de la situation », R.G.D.C., 2020, p. 322, cité par Bernard, N., « Dernières tendances jurisprudentielles en matière de bail commercial et de Covid-19 », J.L.M.B., 2021/1, p. 39-53.

[12] N. Vanderstappen, « Le rôle du juge et les rapports de force juridiques dans le monde de l'après COVID-19 – Un glissement vers le « raisonnable »? », R.D.C.-T.B.H., 2020/8, p. 953-965.