L’abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques déloyales entre entreprises dans le contrat de franchise
par Patrick Kileste et Manon De Neubourg
19-06-2023

L’abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques déloyales entre entreprises dans le contrat de franchise

La loi du 4 avril 2019 modifiant le Code de droit économique avait pour objectif de mettre en place un cadre légal général garantissant la régulation de certaines pratiques issues d’abus des rapports de force entre entreprises.

Ce cadre légal se décline autour de l’interdiction, dans les relations entre entreprises :

  • des abus de position de dépendance économique;
  • des clauses abusives;
  • des pratiques du marché agressives et des pratiques du marché trompeuses.

 

Cette législation étant récente, les analyses quant à la portée de ces dispositions ne peuvent être faites qu’avec réserve.

 

  1. L’ABUS DE DEPENDANCE ECONOMIQUE DANS LES CONTRATS DE FRANCHISE

 

Le CDE interdit à toute entreprise d’exploiter de façon abusive une position de dépendance économique, si cette pratique est susceptible d’affecter la concurrence sur le marché belge concerné ou une partie substantielle de celui-ci[1].

 

La dépendance économique est définie comme la position de sujétion d’une entreprise « caractérisée par l’absence d’alternative raisonnablement équivalente et disponible dans un délai, à des conditions et à des coûts raisonnables, permettant à celle-ci ou à chacune de celles-ci d’imposer des prestations ou des conditions qui ne pourraient pas être obtenues dans des circonstances normales de marché ».

Il existe une certaine controverse quant à la compétence des tribunaux en matière d’abus de dépendance économique.

Certains considèrent ainsi que l’abus de dépendance économique doit être considéré comme une pratique restrictive de concurrence et relève dès lors de la compétence exclusive de l’Autorité belge de la Concurrence. D’autres auteurs considèrent, au contraire, que l’abus de dépendance économique doit être interprété comme une pratique commerciale déloyale et ainsi relever de la compétence des cours et tribunaux de l’ordre judiciaire[2].

A ce sujet, un jugement du 16 avril 2021 rendu par le tribunal de l’entreprise d’Anvers a considéré que l’abus de dépendance économique peut constituer un acte contraire aux pratiques loyales du marché et que les entreprises qui en sont victimes peuvent valablement intenter une action en cessation contre un tel acte, indépendamment de l’affectation de la concurrence sur le marché belge.

Cette affaire concernait une entreprise active dans le secteur des fusils de chasse qui a soudainement refusé d’approvisionner une entreprise détaillante qui était la société sœur d’un distributeur qui vendait les produits du fabricant depuis plus de 35 ans. Le tribunal a considéré qu’un tel comportement était arbitraire et violait les pratiques loyales du marché refus de livraison.

Le tribunal a estimé qu’il y avait abus de dépendance économique et a obligé le fabricant à livrer à nouveau ses produits au détaillant. 

LES CLAUSES ABUSIVES DANS LES CONTRATS DE FRANCHISE

 

Les articles VI.91/3 et suivants du Code de droit économique relatifs à l’interdiction des clauses abusives s’appliquent aux contrats conclus, renouvelés ou modifiés après le 1er décembre 2020. La loi exclut par contre de son champ d’application les contrats en cours à cette date.

La nouvelle réglementation s’inspire essentiellement de celle qui existe déjà en matière de contrats conclus avec les consommateurs, notamment à travers l’instauration de catégories de clauses noires toujours considérées comme abusives et de clauses grises présumées abusives mais dont la preuve du contraire peut être apportée.

Parmi les clauses noires, sont notamment abusives, celles qui ont pour objet de faire renoncer l’autre partie à tout moyen de recours contre l’entreprise en cas de conflit ou encore de constater de manière irréfragable la connaissance ou l’adhésion de l’autre partie à des clauses dont elle n’a pas eu, effectivement, l’occasion de prendre connaissance avant la conclusion du contrat.

 

Parmi les clauses « grises », on peut par exemple citer celles qui ont pour objet de :

  • autoriser l’entreprise à modifier unilatéralement sans raison valable le prix, les caractéristiques ou les conditions du contrat ;
  • placer, sans contrepartie, le risque économique sur une partie alors que celui-ci incombe normalement à l’autre entreprise ou à une autre partie au contrat ;
  • exclure ou limiter de façon inappropriée les droits légaux d’une partie, en cas de non-exécution totale ou partielle ou d’exécution défectueuse par l’autre entreprise ;
  • fixer des montants de dommages et intérêts réclamés en cas d’inexécution ou de retard dans l’exécution des obligations de l’autre partie qui dépassent manifestement l’étendue du préjudice susceptible d’être subi par l’entreprise.

Les listes ne sont cependant pas exhaustives et toute clause qui « à elle seule ou combinée avec une ou plusieurs autres clauses, elle crée un déséquilibre manifeste entre les droits et obligations des parties » pourra être déclarée abusive.

Les clauses abusives sont en principe nulles. Les auteurs de la loi ont cependant insisté sur le pouvoir d’appréciation du juge qui doit rester libre de rétablir, si une partie en fait la demande, l’équilibre du contrat concerné. Ainsi par exemple, la sanction en cas de constat de clauses pénales excessives reprises dans la catégorie des clauses grises pourra être la réduction de ces clauses et pas automatiquement leur annulation.

En ce qui concerne ces clauses grises, les travaux parlementaires précisent expressément que la présomption du caractère abusif attachée à cette catégorie de clauses pourra être renversée si les parties contractantes démontrent qu’elles ont expressément convenu de maintenir une telle clause. Le principe de liberté contractuelle prime donc. Ceci poussera les parties à être particulièrement attentives au moment de la conclusion du contrat et à se ménager la preuve, dans la mesure du possible, du fait que les clauses ont été négociées ou, à tout le moins, acceptées en toute connaissance de cause.

 

LES PRATIQUES TROMPEUSES ET AGRESSIVES EN MATIERE DE FRANCHISE

 

La loi du 4 avril 2019 a complété la norme générale de l’article VI.104 du CDE qui interdit les pratiques commerciales déloyales entre entreprises, en introduisant deux nouvelles catégories de pratiques interdites : les pratiques agressives et les pratiques trompeuses.

 

Ces pratiques trompeuses ou agressives sont interdites lorsqu’elles amènent ou sont susceptibles d'amener une entreprise à prendre une décision relative à une transaction qu'elle n'aurait pas prise autrement. La notion de « décision » commerciale est définie par le nouvel article VI.103/1 comme étant « toute décision prise par une entreprise concernant l'opportunité de conclure un contrat, et, le cas échéant, sous quelles conditions, de le poursuivre ou d'y renoncer, d'effectuer un paiement intégral ou partiel, ou d'exercer un droit contractuel en rapport avec un produit, qu'elle l'ait amené soit à agir, soit à s'abstenir d'agir ».

Cette décision vise donc le comportement économique d’une entreprise à tous les stades :

  • Dans la phase précontractuelle : Il s’agit concrètement de la décision de conclure le contrat avec l’autre partie. Elle peut donc porter également sur les modalités et conditions du contrat.

 

Cette nouvelle disposition vient donc compléter les obligations relatives à l’information précontractuelle qui existent déjà en matière de contrats de partenariat commercial.

 

  • Dans l’exécution du contrat : en ce qui concerne l’exercice des droits contractuels en rapport avec celui-ci ;

 

  • Au stade de la fin de la collaboration avec l’autre entreprise.

 

 

[1] Parmi les conditions d’application de l’abus de dépendance économique, celui de la « possible affectation d’une partie substantielle du marché belge » suscitera indubitablement bien des difficultés en matière de preuve pour les entreprises qui voudront invoquer la protection de la nouvelle réglementation, comme c’est déjà le cas pour les autres pratiques restrictives de concurrence.

Cependant, un abus de dépendance économique pourrait dans la plupart des cas être considéré comme une pratique commerciale déloyale interdite par la norme générale de l’article VI.104 du CDE aux termes duquel « est interdit, tout acte contraire aux pratiques honnêtes du marché par lequel une entreprise porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts professionnels d’une ou de plusieurs autres entreprises ».

 

[2] Ondernemingsrechtbank Antwerpen (afd. Tongeren), 16/04/2021, A/21/00024, R.D.C.-T.B.H., 2021/5, p. 646-653.